Livre - bis-copie-1

On ne m'écoute jamais - Chapitre 4 (4)

 

Lætitia, qui connaissait bien Julien, vint pour l’enterrement avec Stéphanie. Julien, dans ce coffre en bois, Stéphanie qui me serrait la main, et tout près, celui que j’aimais comme un malade et qui ne cessait de me regarder. J’étais très mal à l’aise. Dans quel guêpier je m’étais mis ?

Dans l’église, pendant la cérémonie religieuse, j’étais encadré par Stéphanie et Lætitia. Mais celui que j’aimais était deux rangs devant nous, sur la droite. Je le voyais légèrement de profil, je n’avais même pas à tourner la tête, juste à bouger les yeux. Je passais mon temps à l’observer discrètement, qu’il était beau ! Si Stéphanie avait su ce qui captait toute mon attention… Il se retourna plusieurs fois en regardant dans notre direction. Il avait l’air inquiet à chaque fois que nos regards se croisaient. Il portait des vêtements que je n’avais jamais vus : une chemise bordeaux, un jean et une veste bleu foncé. Ce n’était ni le lieu ni le moment mais je ne pouvais m’empêcher de me répéter : « qu’il est beau ! » Il avait l’air très nerveux. Il n’arrêtait pas de bouger et de gigoter.

Au cimetière, lors de la mise en terre, je réalisais que Stéphanie était à ma gauche et le garçon à ma droite, tout près. Si proches que nos épaules se touchèrent. Nous n’avions jamais été si près l’un de l’autre. Était-ce le hasard ? Dans un moment aussi tragique, il ne pouvait l’avoir fait exprès. Mais de mon côté, je ne fis rien pour m’en écarter. Je le surveillais du coin de l’œil, persuadé qu’il allait me regarder. Nous tournâmes la tête en même temps, nous étions là tous les deux, les yeux dans les yeux. Il regardait aussi Stéphanie. J’étais gêné, je pris la parole le premier.

-     Tu connaissais Julien ?

-     Non, de vue seulement. Et toi ?

-     Il était dans ma classe… On se voit tous les jours, mais on ne se connaît pas.

L’inconnu acquiesçait de la tête.

-     Il n’avait pas d’ami ? demanda-t-il.

-     Je ne sais pas, je n’arrête pas d’y penser… Tu en as, toi, des amis ?

Il se tourna vers le cercueil, ouvrit de grands yeux, haussa les épaules et poussa un long soupir. Que voulait-il dire ? Je n’en savais rien. Nous étions là, figés devant ce cercueil que nous regardions en silence. Je cherchais désespérément quelque chose à dire. Finalement…

-     Je me demande toujours : pourquoi lui et pas moi ? J’ai peur de la mort. Aujourd’hui tout le monde est là, certains sont même venus de loin. Ils ont tout laissé pour être présents. Mais personne n’y était quand Julien en avait besoin, quand il était bien vivant, quand il désespérait. Personne pour l’écouter, pour le comprendre et lui tendre la main… alors, il est parti.

J’avais les larmes aux yeux et je vis qu’il était comme moi. Avions-nous la même sensibilité ? Comment le savoir ? Je ne savais plus quoi dire et lui non plus. Nous défilâmes devant le cercueil. On nous demanda d’y poser la main en signe d’adieu.

Grâce à toi Julien, je lui ai parlé pour la première fois. Si tu me vois, tu dois être furieux… ou mort de rire.

Nos chemins se séparèrent. Je rentrais chez moi avec les filles, j’avais lâché la main de Stéphanie. Tu nous vis partir, à quoi pensais-tu ?

 

Pour le dîner, ma mère m’avait demandé de retenir Lætitia et Stéphanie, qu’elle ne connaissait pas. Les filles semblaient enchantées. Moi, je sentais les difficultés et le piège se refermer. J’avais mis en marche une machination qu’il devenait bien difficile de contrôler.

Ma mère et Stéphanie furent ravies de faire connaissance. J’aurais préféré l’inverse. Maman, égale à elle-même, comprenait tout le contraire de ce que je lui disais. Écoutait-elle seulement ce qu’elle avait envie d’entendre ? Quand je lui disais : « Ce n’est qu’une amie. » Elle comprenait : « C’est ma petite amie ! » Quand je lui disais : « Il n’y a rien de fait, nous voulons seulement apprendre à nous connaître. » Elle comprenait : « Je suis amoureux, je m’entends trop bien avec elle ! » Je me demande toujours si je parlais la même langue qu’elle. Ainsi, quand je demande au boucher une entrecôte bien fine, pourquoi me sert-il une côte de bœuf en me disant ironiquement : « Comme ceci, ça ira ? » Quand je demande une baguette bien blanche, pourquoi me donne-t-on la plus brûlée ? On ne m’écoute jamais ou est-ce moi qui délire ? Toutes ces petites choses m’effraient, car le jour où je devrai dire à Stéphanie que je ne l’aime pas et qu’il faut tout arrêter, que va-t-elle comprendre ? « Je t’aime, c’est la vie que je voudrais passer avec toi ! » J’avais peur.

 

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