Une main tendue. - Chapitre 1

Livre - bis-copie-1 


 Je ne savais pas que tu m’aimais autant. Ou plutôt, je ne savais pas que ce genre de séparation faisait tant de mal même si je pouvais m’en douter. Tu es triste, il ne faut pas. Encore une fois, j’ai plein de choses à te dire mais je ne peux pas ! L’important, c’est que là où je suis, je t’aime toujours. Quand nous nous faisions la gueule, tu ne me voyais plus, mais tu savais que j’étais présent quelque part. Aujourd’hui, tu ne sais plus où je suis. Comment disais-tu ? « Je sais où tu es pourtant, tu n’y es pas ! » Tu es entré dans ma vie le même jour où je suis entré dans la tienne. Tu fus le cadeau que je n’attendais pas, qui me le fit ? Était-ce vraiment un cadeau ? Oui, c’en était un ! Un cadeau pour la vie, celui qu’on n’oublie jamais, qu’on porte en soi pour toujours, au-delà de la vie, au-delà de la mort, jusqu’à la fin des temps. J’étais le premier à te demander de ne pas me quitter et c’est moi qui l’ai fait !

J’aurais aimé vivre… Finalement, immortels, nous ne l’étions pas ! Si tu avais été une fille, quelle vie aurions-nous eue ? On aurait pu s’aimer en toute liberté, ça n’aurait choqué personne. Personne ne t’aurait chahuté au lycée. Personne ne t’aurait agressé à la mairie. Tu aurais pu m’embrasser et me caresser la main dans ce restaurant.

Nous croyons tous être le centre du monde, avoir une destiné particulière, comme si quelqu’un avait prit le temps de nous l’écrire. Foutaise que tout ça, le destin n’existe pas, ou alors…

 

Un an plus tôt, ma mère était dans tous ses états. Comme si cette fichue brocante, à laquelle elle s’était inscrite avec une amie, était le moment le plus important de l’année ! J’étais bien décidé à ne pas y aller mais devant son insistance, plus que ses arguments, je finis par accepter. De bonne heure ce matin-là, pendant le trajet, je broyais du noir. J’étais loin de me douter qu’elle avait raison et que j’étais réellement en train de vivre le moment le plus important de l’année, peut-être même de ma vie. J’imaginais mon ami, qui ne l’était pas, chez lui en famille, tranquille ! Mais où était-il vraiment ? Dans son lit, tout nu, endormi ? Devant son ordinateur ? Avec ses parents ? Pendant que moi, j’allais faire le pitre sur un stand de brocante. Soudain, une idée me traversa l’esprit : et s’il venait à cette fichue brocante ? Oh les boules ! Ma mère qui s’inquiétait toujours pour moi, me regardait, muet et perdu dans mes pensées.

-     À quoi tu penses ?

-     À rien.

-     Depuis quelque temps, tu es toujours dans la lune mais tu ne penses à rien !

Je haussai les épaules sans répondre. Pouvais-je lui dire à qui je pensais ? Pourtant, il eut mieux valu le faire ce jour-là mais je ne pouvais pas le savoir.

 

Sur place, je descendais lentement de la voiture. Martine, la collègue de ma mère, que je ne connaissais pas, était déjà arrivée. Elle déballait ses affaires avec son fils. Quand soudain, je vis une main tendue. Et sur le poignet de cette main, un bracelet en cuir noir avec des clous, que je connaissais bien. Mon rythme cardiaque s’accéléra et je sentis une pulsion sanguine envahir mon visage. Était-ce possible ? Les yeux fixés en direction de cette main qui venait de disparaître, je n’osai plus faire un pas. La voix de ma mère me fit sursauter.

-     Alors, tu viens ?

Je fis quelques pas. J’étais mal à l’aise. Mon cœur cognait si fort dans ma poitrine que tout le monde devait l’entendre. Le poignet réapparut avec son propriétaire. C’était lui ! L’inconnu du lycée ! Un instant d’hésitation, le garçon au bracelet ouvrit de grands yeux, aussi grands que les miens, puis me fit un large sourire. J’étais surpris et déconcerté. Surtout ne pas sourire… trop tard, c’était déjà fait. Avoir l’air indifférent… impossible, je ne l’étais pas. Il était venu à moi sans que je n’aie rien fait. Il n’y était pour rien et moi non plus. Nous étions là, face à face, ma mère commença les présentations :

-     Je te présente Martine, son fils Kévin ! Et voici Bryan.

Pendant que je souffrais en silence, ma mère savait qui il était ! Elle connaissait même son prénom ! Trop fort. Martine, qui me regardait bizarrement, m’embrassa. Je serrai la main du fameux Kévin. Il est des mains fuyantes, qui se dérobent quand on les serre. La sienne ne l’était pas. Elle était nerveuse, ferme et douce. Combien de temps doit durer une poignée de mains ? Le temps de la serrer, puis de la relâcher. La nôtre dura plus que de raison, me sembla-t-il. Il ne lâcha pas et moi non plus. Deux secondes de plus ce n’est rien mais quand on cherche une raison à tout, ces deux petites secondes peuvent être révélatrices. Tu riais. Tu avais l’air naturel, sûr de toi, l’air qu’ont deux amis qui se retrouvent après une longue séparation. Moi, j’étais plus coincé.

-          Salut.

-          Salut.

Quel vocabulaire ! Je me disais : c’est incroyable, il est là, en face de moi et je le tiens par la main !

Devant nos mines réjouies, ma mère risqua :

-       Vous vous connaissiez déjà ?

Je balbutiai :

-       Nous… Nous nous sommes déjà vus… au lycée.

Kévin en rajoutait.

-       Oui, nous nous sommes déjà vus.

Il riait… Il se moquait déjà ! Qu’il était beau ! Je ne l’avais jamais vu rire autant. Ainsi, il s’appelait Kévin, génial ! Le moins génial, c’est qu’il fallait maintenant déballer tout ce que ma mère m’avait un peu forcé à apporter. Quand tout fut installé, nous étions là, côte à côte, nous observant. Nous nous regardions de temps en temps, en riant bêtement sans savoir quoi nous dire. Martine nous regarda, pensive, elle ne me connaissait pas mais elle avait pourtant l’impression de m’avoir déjà vu quelque part. Puis les mères eurent très vite la bonne idée d’aller boire un café.

-       On peut vous laisser la boutique ? dit ma mère.

-       Pas de problème, on ne va pas être débordés par les clients.

Et nous voilà seuls, regardant les mères s’éloigner. Tout était allé si vite, trop vite et de manière tellement inattendue ! C’est Kévin qui prit la parole le premier.

-       Qu’est-ce que tu vends ?

J’étais un peu gêné.

-       Rien de bien important. Tout ce que ma mère voulait jeter.

-       Je peux regarder ?

-       Tant pis… Vas-y.

-       Pourquoi : tant pis ?

-       C’est une partie de ma vie.

-       T’as quelque chose à cacher ? demanda-t-il d’un air malicieux.

Nous étions les yeux dans les yeux.

-       On a tous des secrets… Tu n’en as pas, toi ?

-       Si !

Et il rit. Nous commencions nos fameux sous-entendus. Kévin examina tout ce qui était devant moi : des livres d’enfants, des jouets, un vieux train électrique qui avait appartenu à mon père, des bandes dessinées… Nous étions face à face. C’était la deuxième fois qu’il était si près de moi. Je ne le quittais plus des yeux. Ses longs cheveux bruns, un peu bouclés, son nez bien droit… Je l’avais tellement guetté et observé depuis six mois, c’était comme si je le connaissais depuis toujours. Avec pourtant ce désir de le découvrir encore davantage. Quelle étrange sensation, que celle d’être à ses côtés ! Soudain, il releva la tête, me fixa avec ses grands yeux verts et dit :

-       On échange ?

-       On échange quoi ?

-       Tu me prends un truc et je t’en prends un ?

Il me regarda en riant. L’idée était géniale ! J’allais posséder quelque chose de lui !

-       Ok, prends ce que tu veux !

-       C’est quoi ce livre ? dit-il en prenant une BD.

-       Un cadeau !

-       Qu’est-ce qui te fait rire ?

-       Rien… Ça me fait drôle de te voir avec ce livre entre les mains. Il est chez moi depuis tellement longtemps.

-       Tu veux le garder ?

-       Non, non, pas du tout.

-       Tu l’as déjà lu ?

-       Oui… Complètement inintéressant. Par contre, les dessins sont supers.

-       C’est pour ça que je l’ai pris. Tu n’en veux vraiment plus ? Sans regret ?

-       Aucun.

-       Tu sais dessiner ? me demanda-t-il.

-       Euh… non.

-       Je passe des heures à dessiner et à peindre aussi. Enfin… je passais.

-       Tu ne le fais plus ?

-       Non ! Pour ça, il faut avoir l’esprit libre, ne plus penser à rien… En ce moment, je n’y arrive pas.

-       Trop de soucis ?

-       Non, pas vraiment des soucis. Je n’ai plus la tête à ça, c’est tout.

Je le regardais pensif, mais bien décidé à rebondir sur chacune de ses réflexions. Pas question de rater une si belle occasion de mieux le connaître !

-       En voyant les peintres à Montmartre, je me suis souvent demandé pourquoi quand on est môme, on n’arrête pas de dessiner et de peindre alors que lorsqu’on grandit c’est fini.

-       Je n’ai pas dû grandir, dit-il. Je suis resté un môme puisque je continue de le faire.

-       Non, ce n’est pas ce que je voulais dire. Je parlais pour moi et pour la majorité des gens. Qu’est-ce que tu peins ?

-       Un peu de tout. J’aime bien délirer, faire n’importe quoi. Des portraits aussi.

Je réfléchissais à ce qu’il venait de dire. Je le regardais sans le voir.

-       Je ne savais pas que tu peignais.

-       C’est normal, on ne se connaît pas.

Je rougis légèrement, un peu gêné.

-       Oui… C’est vrai… Je suis bête ! La peinture, ce n’est pas mon truc mais j’aurais aimé savoir… enchaînai-je aussitôt.

-       Ça s’apprend. Je t’apprendrai si tu veux.

Il avait l’air inquiet de ma réponse. Je le fixais dans les yeux et saisis tout de suite la balle au bond.

-       C’est vrai ? Je veux bien ! Mais je te préviens, il y a du boulot ! Il faudra être très patient.

Nous étions face à face, nous nous examinions et nous observions… Il avait l’air grave, il dit la suite sur le ton d’une promesse solennelle.

-       Je le serai. On commence quand ?

-       Je ne sais pas, quand tu voudras… J’ai bien fait de venir ! J’ai déjà casé un bouquin et tu vas m’apprendre à peindre, c’est génial ! Tiens, les mères reviennent !

-       Déjà ! dit-il étonné.

Je le regardais en riant.

-       Et ouais ! Elles ont peur qu’on brade la boutique.

-       Une brocante, c’est fait pour ça !

 

Nos mères revinrent un café à la main.

-       Qu’est que tu as dans les bras ? demanda Martine à son fils.

-       Rien, on troque.

-       Avec eux, on ne vendra rien mais on va rentrer la voiture encore plus chargée qu’à l’aller !

Ignorant les réflexions de sa mère, Kévin reprit notre conversation :

-       Moi je t’ai pris un bouquin, toi tu me prends quoi ?

Parmi les affaires de Kévin, il y avait plusieurs tableaux. L’un d’entre eux représentait deux visages de profil, superposés, avec un seul œil en commun.

-       C’est ta signature ? C’est toi qui as peint ce tableau ?

-       Oui. Tu le veux ?

-       On ne peut pas échanger un livre contre un tableau !

Martine se tourna vers moi :

-       Si tu le veux, prends-le. On en a plein la maison. On ne sait plus où les mettre.

Kévin insista.

-       Tu le veux ?

Je les regardais tous les deux en riant.

-       Je veux bien.

-       Je te l’enveloppe.

Je l’observais faire songeur.

-       Qu’est-ce que ça représente ?

-       Tu vois quoi ?

-       Trop fort… Répondre à une question, par une autre question. T’es mûr pour faire de la politique ! Je ne sais pas… deux visages… ce sont des mecs ?

-       Oui.

-       Avec un seul œil ?

-       Oui !

-       Qu’est-ce que ça veut dire ?

-       Je ne sais pas, j’ai fait ça… comme ça !

 

Le temps de ranger le livre et le tableau, Kévin suggéra d’aller faire un tour en recommandant aux mères d’être sages. Martine rétorqua aussitôt :

-       Vous aussi !

Nous avions à peine fait vingt mètres qu’il commença son interrogatoire.

-       T’habites où ?

-       Chez ma mère…

Mais ce n’était pas la réponse qu’il attendait.

-       Et ta mère elle habite où ?

-       Dans un pavillon à la sortie de la ville en allant sur Melun, près de la piscine. Et toi ?

-       Un pavillon aussi, mais près de la gare.

-       Je vis seul avec ma mère. Mes parents sont divorcés.

-       Je sais, dit-il.

-       Comment ça, tu sais ?

-       Ma mère me l’a dit.

-       Elle te parle de moi ?

-       Non, dit-il en riant, elle me parlait de sa collègue de travail. Mais je ne savais pas que c’était ta mère.

-       Et toi, ta famille ?

-       Je suis seul aussi avec ma mère. Mon père est parti, il y a longtemps.

Il mourrait d’envie de me demander des nouvelles de ma copine mais ne le fit pas ce jour-là. Nous revînmes tout sourire. Nos mères nous regardaient arriver.

 

-       Ils ont l’air de bien s’entendre ! dit Martine.

-       Tant mieux ! Bryan faisait la tête ce matin, il n’avait pas envie de venir. Ça ne peut que lui faire du bien de sortir et de discuter avec quelqu’un d’autre. Il est toujours enfermé, il vit replié sur lui-même… C’est sûrement un peu de ma faute.

-       Est-ce qu’il en souffre ?

-       Comment le savoir ? On ne peut pas dire qu’il déborde de bonheur.

-       Kévin n’est pas mieux mais je pense qu’il est heureux comme ça.

Ma mère se tourna vers nous :

-       Vous avez l’air de bien vous entendre tous les deux !

Nous nous regardions en riant et finîmes par dire en même temps : « Ça va ! »

 

Je vendis peu de choses. Kévin eut plus de succès avec ses tableaux qu’il vendait à des prix raisonnables. J’avais envie de tous les acheter.

-       Ils sont trop beaux, tu ne les vends pas assez cher !

-       Peut-être, mais le truc, c’est que si je les vends plus cher, je ne les vendrais pas alors… Tu les trouves beaux ? T’en veux un autre ?

-       Non, ce serait abuser.

-       J’en ai plein d’autres chez moi, tu viendras… Tu choisiras celui que tu voudras.

-       Cool, c’est sympa, tu es trop généreux !

-       Je préfère te les donner à toi plutôt que de les vendre à des gens que je ne connais pas.

Il était très sérieux et me fixa intensément. Moi, j’étais gêné, ému et complètement retourné par ce qu’il venait de dire. J’avais presque les larmes aux yeux. Je ne savais pas quoi répondre, alors je murmurai faiblement :

-       Cool, merci…

Martine n’entendait pas ce nous nous disions mais nous regardait, songeuse… À quoi pensait-elle ? Moi, j’étais le plus heureux de tous. Je passais la journée avec le mec que j’aimais et il était trop gentil avec moi.

Nous étions légèrement à l’écart, nous discutions de tout et de rien : de peinture, de lecture, d’Internet, d’appareils photos… Kévin avait amené le sien. Il photographiait tout… Il me mitraillait surtout. Après avoir pris les mères en photos, il demanda à la sienne de nous prendre tous les deux, il s’approcha de moi, mit son bras sur mes épaules, je fis de même et Martine immortalisa cet instant. Au cimetière, nous étions épaule contre épaule. Aujourd’hui, bras dessus, bras dessous. J’étais aux anges !

Ce garçon que j’avais toujours vu sombre et silencieux était en fait très bavard. Il avait plein de choses à dire et riait facilement. Je ne le reconnaissais pas. J’aimais entendre sa voix… J’aimais tout de lui, ses tableaux, ses vêtements… Tout ce qui le concernait me fascinait. Il n’y avait pas une seule ombre au tableau. Il était drôle, généreux et toujours plus beau !

 

En rentrant en voiture, Martine discuta avec son fils.

-       Bryan et toi, vous vous connaissiez déjà ?

-       Non, de vue c’est tout.

-       Quand nous sommes arrivés ce matin, j’ai eu l’impression de l’avoir déjà vu quelque part.

-       Ah bon ?

-       Oui. Et ne fais pas l’étonné, maintenant je sais où.

-       Et c’était où ?

-       En photo, dans ta chambre. Le portrait que tu fais en ce moment, c’est le sien ?

Kévin devint tout rouge et ne répondit rien.

-       C’est le sien ?

-       Oui.

-       Vous ne vous connaissiez pas mais tu as sa photo et tu fais son portrait !

-       Oui.

-       Pourquoi ?

-       Il y a des visages qui marquent plus que d’autres… Il est beau, non ?

-       Oui, il est très beau.

Elle regarda son fils, toute songeuse.

-       Tu ferais mieux de regarder la route.

Kévin ne disait plus rien. Il réfléchissait.

-       À quoi tu penses ?

-       Tu peux éviter d’en parler à sa mère ?

-       Que veux-tu que je lui dise ?

-       Rien.

-       Oh là, là ! Que de mystères ! dit Martine en soupirant. Elle avait déjà tout compris.

 
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